Publication
Mis à jour
24 septembre 2020
LSP

Application de la psychophysique sensorielle à l’écologie

Caractérisation des signaux de modulation d'amplitude et de fréquence dans les paysages sonores naturels : une étude pilote sur quatre habitats d'une réserve de biosphère.

Christian Lorenzi est professeur de psychologie expérimentale et directeur des études scientifiques à l'École normale supérieure. Il travaille sur la perception auditive humaine au sein de l’équipe Audition du Laboratoire des Systèmes Perceptifs (LSP). Il est co-auteur de l’article « Characterizing amplitude and frequency modulation cues in natural soundscapes: A pilot study on four habitats of a biosphere reserve» qui sera publié très prochainement dans la revue de psychophysique auditive, The Journal of the Acoustical Society of America. Christian Lorenzi raconte comment est né ce projet et en quoi cet article marque un tournant pour son groupe de recherche sur la théorie de la modulation appliquée à l’audition.

LORENZICe sont ses fonctions de Directeur des études sciences à l’ENS qui ont conduit Christian Lorenzi, il y a quelques années, à s’interroger sur la possibilité d’appliquer les théories et méthodes de la « psychophysique » - cette branche de la psychologie expérimentale étudiant scientifiquement les relations entre les signaux physiques (e.g., les sons) et nos sensations ainsi que nos mécanismes perceptifs - à des questions liées à l’écologie. « Les directeurs des études sont parfois amenés à soutenir et suivre des initiatives portées par des étudiants exceptionnels dans le domaine de la transition énergétique, de l’environnement et de la conservation ou du changement climatique, je pense par exemple aux projets TREVECOP-ENSMEANDRES. » 

« Un tournant dans notre programme de recherche scientifique en psychophysique sensorielle »

L’idée est née de discussions nourries avec une figure de l’écologie théorique de l’ENS et de l’Université d’Arizona, Régis Férriere. « Au tournant d’une discussion passionnante sur les conditions d’émergence du vivant, celui-ci a pointé les développements récents dans l’étude des « paysages sonores naturels » (natural soundscapes) et m’a convaincu de l’importance de monter des projets scientifiques dans ce domaine. Régis Férriere est membre de l’IBENS. Il dirige également une unité CNRS « iGlobes » (UMI CNRS & Univ Arizona) qui s’est déjà lancée dans cette direction. » Christian Lorenzi se plonge alors dans la littérature existante.
BKIl découvre un champ déjà ancien initié il y a près de cinquante ans, ainsi que les travaux de Bernie Krause, co-auteur de cette étude. Bernie Krause est un des fondateurs de l’écologie acoustique et l’un des pionniers de l’enregistrement et de l’analyse des paysages sonores naturels. Ces derniers intègrent des sons produits par des sources biologiques (insectes, oiseaux, etc.) et géophysiques (le vent, la pluie, le bruit d’une rivière, etc.). Ces composants acoustiques apparaissent à différentes échelles spatiales et temporelles qui caractérisent un paysage donné et sa dynamique. Les paysages sonores naturels capturent donc la relation unique entre un paysage (landscape) donné et la composition des sons qui en émanent. « Mais l’étude des paysages sonores naturels est également un champ éminemment moderne, porté par les développements récents de l’apprentissage machine et de l’analyse de données massives, et par l’impératif actuel d’établir des indicateurs objectifs des effets des activités humaines et du changement climatique sur la bio-diversité à l’échelle planétaire. L’analyse des paysages sonores naturels peut fournir des solutions efficaces et peu coûteuses à ces problèmes urgents, car tout changement de biodiversité au sein d’un éco-système se manifeste acoustiquement (cf. « Printemps silencieux » de Rachel Carson, un ouvrage culte sur les effets des pesticides sur l’environnement). Jérôme Sueur est un spécialiste reconnu de ce champ émergent intitulé « éco-acoustique » (eco-acoustics). J’ai découvert ses travaux exceptionnels dans ce domaine grâce à l’incitation de Régis Férriere. Nous nous sommes rencontrés au Muséum d’Histoire Naturelle où se trouve son unité de recherche ISYEB et j’ai pu prendre toute la mesure de l’importance et des possibilités offertes par ce champ d’étude. Toutefois, avant de me lancer dans un programme de recherche complet et ambitieux en collaboration avec le Muséum, il me fallait me convaincre de la pertinence de l’approche psychophysique dans l’étude des paysages sonores naturels, car jusqu’à présent, nos recherches n’avaient porté que sur la perception de sons artificiels ou des sons de parole. L’étude théorique publiée dans la revue J Acoust Soc Am était donc un préalable nécessaire. » 

varnetEtienne Thoret et Léo Varnet (en photo), tous deux postdoctorants au LSP à l’époque, ont rejoint spontanément Christian Lorenzi dans ce projet et apporté tout leur savoir en modélisation, analyse bayésienne et apprentissage machine. « Depuis 2016, nous développons au sein du LSP un modèle computationnel de l’oreille humaine qui simule le fonctionnement de la cochlée et des étages supérieurs du système auditif » explique Léo Varnet. « Ce modèle à banc de filtres de modulation distingue deux composantes élémentaires des sons : les modulations d’amplitude (ce que les musiciens appellent « trémolo ») et les modulations de fréquence (ou « vibrato »). Comme notre cerveau, le modèle est capable d’analyser, de représenter et de catégoriser les sons sur cette base. Au fil des années, nous l’avons appliqué à de nombreuses bases de données, à commencer par des enregistrements de phrases lues dans différentes langues du monde. Nous avons également montré qu’il rendait compte de certaines capacités auditives des adultes et de leur évolution au cours du développement de l’enfant. Il semblait donc logique à ce stade de nos recherches de nous intéresser à des enregistrements de sons plus naturels. » 

seqBernie Krause, de son côté, a accepté de partager sa base de données enregistrée pendant une année complète (4 habitats, 4 saisons, 4 moments de la journée) dans une réserve de biosphère reconnue par l’Unesco, le parc national de Séquoia en Californie. « Nous avons nourri notre modèle du système auditif avec cette importante base acoustique, et classé ces représentations perceptives à l’aide d’un algorithme de classification automatique (machine à vecteurs de support) » poursuit Christian Lorenzi. « Les résultats sont encourageants : les performances de DIAPclassification sont non seulement supérieures au hasard, mais elles peuvent atteindre 80% de discrimination correcte pour certains habitats naturels. Cette étude est purement théorique et suggère que les indices d’AM et FM véhiculent des informations cruciales sur la « biophonie », la composante biologique des paysages sonores. Il faut maintenant vérifier expérimentalement que l’oreille humaine est capable de discriminer des paysages sonores naturels sur la seule base de ces indices auditifs temporels, comme le suggère le modèle. Plus avant, il faudra évaluer dans quelle mesure les informations auditives extraites de l’écoute de paysages sonores nous permettent de naviguer et de former une image de notre environnement. » 

La suite : un projet d’écologie acoustique et auditive sur la perception de la biodiversité 

Cet article a très vite conduit à réunir une équipe interdisciplinaire autour d’un nouveau projet ANR « Hearbiodiv » (soumis dans le cadre de l’appel 2020), visant à modéliser et étudier empiriquement les mécanismes auditifs de bas niveau potentiellement impliqués dans la perception de la biodiversité de notre proche environnement. « Nous savons que chez l’homme, des réseaux corticaux sont spécialisés dans la perception des sons d’origine biologique. Toutefois, nous ne savons pas vraiment quels indices acoustiques sont utilisés par ces réseaux, et plus avant, si ces réseaux peuvent estimer la richesse en espèces d’un paysage sonore naturel (l’hétérogénéité de la composante biophonique). Cette hypothèse a pourtant du sens : évaluer auditivement, de manière fiable et rapide, les ressources éco-systémiques qu’un habitat offre peut fournir un réel avantage évolutif. Dans les années qui viennent, écologues, éco-acousticiens, modélisateurs et psycho-acousticiens conjugueront donc leurs compétences afin d’établir dans quelle mesure certains indices de « texture auditive » (associés à des chorus d’insectes, de batraciens ou d’oiseaux) calculés par des populations neuronales sensibles et sélectives aux modulations temporelles acoustiques permettent d’évaluer le degré de biodiversité de paysages sonores enregistrés dans trois biomes distincts (désert, forêt tropicale, forêt de conifères). Jérome Sueur, Régis Férriere, et Léo Varnet sont bien sûr à bord ! Etienne Thoret est maintenant en postdoctorat à Marseille, mais il continuera à collaborer avec nous. Enfin, Richard McWalter, postdoctorant au MIT, et Elie Grinfeder, ingénieur diplômé de l’école AgroParistech rejoindront cette équipe de recherche naissante en « écologie auditive » réunissant les départements d’études cognitives et de biologie de l’ENS, l’UMI CNRS iGlobes en Arizona et le Museum d’Histoire Naturelle. » 

Référence de la publication : 
Etienne Thoret, Léo Varnet, Yves Boubenec, Régis Férriere, F-M Le Tourneau, Bernie Krause, and Christian Lorenzi, Characterizing amplitude and frequency modulation cues in natural soundscapes: A pilot study on four habitats of a biosphere reserve (A paraître) The Journal of the Acoustical Society of America

 

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