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Mis à jour
03 avril 2024
LSP

Perte du contact auditif avec la nature

Qu’entendons-nous de la nature ? Que nous apporte cette expérience ? Que se passe-t-il lorsque nous vieillissons et développons une perte auditive ? Les prothèses auditives permettent-elles de restaurer un lien avec la nature ? Trois études complémentaires récemment publiées par un groupe de scientifiques de l'audition parmi lesquels Christian Lorenzi, chercheur au Laboratoire des Systèmes Perceptifs à l'ENS-PSL, explorent notre capacité à entendre les paysages sonores naturels, ces scènes acoustiques associées à des lieux sauvages ou ruraux (forêts, prairies, etc.) et mettent notamment en lumière une conséquence perceptive de la perte auditive cochléaire jamais explorée jusqu'à présent : une déconnexion avec la « nature ».
Christian Lorenzi est parti en Écosse à la rencontre de l'écrivain britannique Neil Ansell, auteur d'un récit autobiographique documentant "ce que l'on ressent" lorsqu'on perd progressivement le contact auditif avec la nature. Rencontre entre un chercheur et un écrivain autour d'un témoignage unique.

 

Les paysages sonores naturels et la perte auditive

Les paysages sonores naturels sont ici définis comme des arrangements complexes de sons produits par des sources biologiques comme les oiseaux et les insectes, et des sources géophysiques tels que le vent, la pluie, un cours d'eau, façonnés par des effets de propagation sonore spécifiques à l'habitat comme la diffraction (diffusion des ondes lorsqu'elles traversent ou contournent un obstacle) ou encore la réverbération (Grinfeder, E. et al., 2022). Le son collectif produit par les vocalisations animales dans un habitat donné est souvent dénommé biophonie et celui produit par les sons géophysiques, géophonie (Krause, B. (1987). 

L'étude menée par Nicole Miller-Viacava, Dane Lazard, Tanguy Delmas, Frédéric Apoux, Christian Lorenzi (Miller-Viacara et al., 2023) en collaboration avec Bernie Krause, pionnier de l'utilisation des paysages sonores pour l’étude et le suivi des processus écologiques il y a une cinquantaine d'années, révèle que la capacité à discriminer des paysages sonores naturels variant en termes d'habitat (forêt, prairie, maquis), du moment de la journée et de la saison, est sévèrement réduite chez les personnes présentant une perte auditive neurosensorielle. Les résultats principaux de cette étude sont présentés en Figure 1. Le déficit observé dans cette étude n'est pas clairement lié à l'âge et à la sévérité de la perte auditive telle qu’estimée par l'audiométrie tonale, l'outil de dépistage utilisé en clinique ORL pour diagnostiquer une perte auditive neurosensorielle. Ces résultats suggèrent que les personnes malentendantes ne peuvent pas construire une représentation précise du lieu et du moment grâce à leurs oreilles et à leur cerveau auditif. Une expérience complémentaire menée avec des participant.es normo-entendants écoutant des versions filtrées de ces paysages sonores indique que la réduction de l'audibilité des sons les plus faibles (une réduction typiquement associée à la perte auditive neurosensorielle) contribue fortement au déficit observé chez les participant.es malentendant.es, ce qui suggère qu'une amplification appropriée par le biais d'appareils auditifs devrait être bénéfique dans ces conditions d'écoute.

PS

Figure 1 : Graphique de gauche : Scores de discrimination des participant.es de l’étude, pour des paysages sonores naturels variant en termes d'habitat (clairière, maquis, forêt, prairie), de période de la journée (aube, milieu de la journée etc.) et de saison (printemps, été etc). Les scores moyens des participant.es sont indiqués pour les sujets présentant une audition normale (sujets normo-entendants - normal-hearing : NH ; cercles ouverts) et ceux présentant une perte auditive (sujets malentendants - hearing-impaired : HI ; cercles gris remplis). Les scores (niveau de performance, en %) sont compris entre le niveau de réponse au hasard (33 % ; ligne pointillée) et le niveau de discrimination parfaite (100 %). Les barres d'erreur indiquent un écart-type par rapport à la moyenne. Photographie à droite : Les quatre habitats du parc national de Sequoia (sud de la Sierra Nevada, Californie, États-Unis) utilisés pour cette étude (Krause et al., 2011). Adapté de Miller-Viacava et al. (2023).

 

Des études innovantes

Ces études sont innovantes pour deux raisons. Premièrement et d'un point de vue fondamental, elles s'appuient sur des avancées récentes en écologie indiquant que les paysages sonores reflètent d'importants processus écologiques à l'œuvre dans les habitats naturels (Krause, 1987 ; Sueur & Farina, 2015). En se concentrant sur notre capacité potentiellement ancestrale à entendre les processus écologiques à l'œuvre dans les environnements naturels (Lorenzi et al., 2023), ces études élargissent le champ de l' « écologie auditive humaine » initié par Gatehouse et al. (1999), mais qui se limitait aux environnements urbains. Deuxièmement, ces études mettent en lumière une conséquence perceptive de la perte auditive cochléaire qui – à notre connaissance – n'a jamais été explorée jusqu'à présent, à savoir une déconnexion avec la « nature ». De nombreux avantages de l'exposition aux sons naturels, tels qu’une diminution du stress physiologique, des bénéfices attentionnels et des émotions positives (Buxton et al., 2021; Ratcliffe, 2021) ont été rapportés jusqu’à présent. Ces effets, souvent qualifiés de « réparateurs » ou de « ressourcement », sont associés à un accroissement du bien-être. Une étude suggère que les personnes malentendantes ressentent moins d'effets réparateurs que les personnes normo-entendantes lorsqu'elles visitent des parcs urbains (Payne, 2008). Ainsi, pour les personnes malentendantes vivant en milieu rural, ou pour celles qui visitent régulièrement des zones naturelles telles que les espaces verts et les parcs nationaux, la qualité de vie pourrait non seulement dépendre d'une communication efficace, mais également d'une perception précise de leur environnement, y compris des paysages sonores naturels.


Voyage au pays du silence

Rencontre entre un chercheur spécialiste de l'audition et l'auteur d'un récit autobiographique documentant "ce que l'on ressent" lorsqu'on perd progressivement le contact auditif avec la nature

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Ansell, N. (2018). The Last Wilderness: A Journey into Silence. Tinder Press (Ed). 
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Traduction française: Ansell, N. (2020). Voyage au pays du silence. Hoëbeke (Ed).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


L’absence de recherches et le faible intérêt pour les effets d’une perte auditive sur le contact avec la nature sont a priori surprenants. Ceci pourrait refléter l'importance limitée de l'expérience des paysages sonores naturels pour les personnes malentendantes, par comparaison avec leurs difficultés quotidiennes de communication. Toutefois, cet intérêt limité contraste fortement avec de nombreux témoignages personnels, y compris celui d'un écrivain britannique, Neil Ansell, ayant récemment publié un récit autobiographique – « Voyage au pays du silence » (2020) – documentant « ce que l'on ressent » lorsque l’on perd le contact auditif avec la nature. Ce récit s'inscrit parfaitement dans le programme de recherche en écologie auditive humaine décrit par Christian Lorenzi et al. (2023) et Miller-Viacava et al. (2023) car il offre une justification solide et un ensemble d'observations détaillées portant sur la perception auditive de la biophonie et de la géophonie pour les personnes présentant une perte auditive.

paysages
Highlands - Ecosse

Saison après saison, Neil Ansell décrit ses expériences auditives lorsqu'il visite des zones relativement sauvages des Highlands écossaises et lorsqu’il les interprète à la lumière de ses propres souvenirs auditifs. Ce témoignage est fondamental dans la mesure où Neil Ansell rapporte avec précision les nombreuses conséquences d'une perte auditive causée par des otites contractées dès l'âge de trois ans et, plus récemment, par une perte auditive liée au vieillissement. Selon ses propres termes, l’auteur caractérise son univers auditif personnel comme « étant démantelé, morceau par morceau », ceci entrainant un « sentiment de nostalgie ».

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Rencontre entre Neil Ansell (à gauche) et Christian Lorenzi (à droite).

C'est pour ces raisons que Neil Ansell et Christian Lorenzi ont décidé de se rencontrer dans les Highlands écossaises où vit l'écrivain depuis deux ans. Pour évoquer cette nouvelle forme d'écologie auditive.

Dès les premiers échanges, l’écrivain britannique affirme avec force l'importance de prendre en compte cette dimension essentielle de notre qualité de vie : le contact auditif avec la nature est vital, et la qualité de vie ne doit pas se limiter à la qualité de la communication. De par sa propre expérience, l'effort d'écoute – l'allocation volontaire de ressources mentales à l'écoute – est de nature différente en milieu urbain et en milieu naturel. « Les sons naturels invitent notre attention, alors que les sons urbains exigent de l'attention » précise-t-il. Cette observation personnelle corrobore des travaux antérieurs sur l'écologie des paysages sonores et l'acoustique environnementale, suggérant qu'une partie des effets réparateurs résultant de l'exposition à des paysages sonores naturels aurait une composante attentionnelle (Buxton et al., 2021 ; Ratcliffe, 2021). Conformément à sa perte auditive en hautes fréquences, Neil Ansell confirme que sa perception des sons d'insectes est la plus affectée et qu'elle a presque disparu. Il en va ensuite des sons d'oiseaux et de mammifères, ce qui conduit à une perception "fragmentée" de la biophonie. Toutefois, certains éléments du paysage sonore semblent préservés, comme le son des cours d’eau et de la pluie. 

Ecosse
Faire l'expérience de la nature avec nos oreilles : promenade dans les forêts, les prairies et sur les rives des lochs des Highlands d'Écosse.

Au cours d’une marche avec le scientifique sur des sites (forêt, prairie, rive) proches de chez Neil Ansell, sur les rives d'un loch proche de Fort William, l’écrivain démontre une sensibilité à la réverbération lui permettant de distinguer entre espaces ouverts (prairies et clairières) et espaces fermés (forêts), ainsi qu'une capacité à apprécier le niveau global de biodiversité des différents sites visités. Neil Ansell porte désormais des aides auditives bilatérales. Contrairement à leurs bénéfices très limités dans les environnements sociaux et urbains, ses aides auditives semblent procurer des bénéfices notables lors de la visite de sites naturels à proximité de son domicile, conformément à certaines des conclusions tirées de l’étude expérimentale de Miller-Viacava et al. (2023). Par exemple, ses prothèses auditives l’aident à détecter et à identifier certains sons d'oiseaux, le vent dans les arbres et les sons de l'eau. Les prothèses restaurent également les sons produits par les pas, y compris la sensation de marcher sur des feuilles mortes en automne. Avant tout, grâce à ces aides auditives, Neil Ansell éprouve encore des émotions positives à l’écoute des vocalisations d’oiseaux, du son de la pluie et des cours d'eau.

Neil Ansell conclut cet échange par un message vibrant destiné aux fabricants d'aides auditives : « Nous ne sommes pas seulement là pour parler entre nous. Ce n'est qu'une partie de notre vie. Pour un grand nombre de personnes, la relation au monde naturel est une partie très importante de leur vie. Les fabricants d'aides auditives devraient donc se pencher sur la capacité des aides auditives à aider les gens à maintenir leur lien avec la nature. »

Ecoutez l'intégralité de l'entretien (en anglais) entre Neil Ansell et Christian Lorenzi.

 

 

Pour en savoir plus

Bibliographie