Interview
• Updated
08 October 2020
LSP

Art at the heart of science. Meeting with Sophie Cohen-Bodenes and Guilhem Marion

Sophie Cohen-Bodenes and Guilhem Marion are PhD students at the Laboratoire des Systèmes Perceptifs of the DEC. They both share a passion for science and art and have quite naturally decided to integrate art into their scientific thesis work which they carry out under the Chaire de Beauté(s) PSL-L'Oréal). Sophie Cohen-Bodenes is the first doctoral student recruited under the Chaire and began her doctoral project in October 2019. Guilhem obtained funding in July. 

 

BEAUTE

Deux parcours entre art et sciences

Sophie et Guilhem ont un parcours universitaire atypique où art et sciences coexistent puis s’intègrent. Sophie est une passionnée de sciences et d’histoire de l’art. Guilhem est depuis toujours curieux des liens que peuvent entretenir musique et sciences.

Enfant, Sophie se rêvait astrophysicienne. Après son baccalauréat, elle se lance dans une licence de Sciences de la Terre, Environnement et Planètes (U. de Paris 7-Diderot) qu’elle finira par interrompre. « Le côté très calculatoire et abstrait des cours m’a refroidie, et j’ai ensuite décidé de changer pour faire un master d’Histoire de l’Art (Paris I-Panthéon Sorbonne), mon autre passion ! ». En master, elle se spécialise alors en Histoire de l’Art Contemporain d’Afrique de l’Ouest. Elle voyage au Bénin, au Burkina Faso, et au Ghana pour documenter le travail d’artistes aux œuvres engagées. A la fin de son master, elle se retrouve avec une telle quantité de données (photographies de portraits) qu’elle imagine les traiter avec des outils informatiques. Elle s’intéresse alors aux data sciences et à l’intelligence artificielle. Durant son année préparatoire au doctorat à l’EHESS, elle a l’occasion d’assister aux séminaires du Cogmaster. Elle découvre les cours de Machine Learning appliqué au Neurosciences et d’Évolution Culturelle. C’est une révélation ! « Il existait enfin une discipline interdisciplinaire réunissant mes intérêts scientifiques et littéraires ! J’ai alors tenté ma chance et postulé au Cogmaster en filière philosophie. »

Guilhem a commencé sa scolarité par la biologie et l’informatique et s’est très vite intéressé à la formalisation des grammaires musicales. C’est cette voie qu’il a poursuivie pendant le reste de sa formation, à mi-chemin entre informatique et musique. D’abord entré à l’ENS Lyon, il poursuit ses études en master de musicologie en parallèle du conservatoire à rayonnement régional de Lyon. Il est finalement diplômé du master ATIAM dispensé à l’IRCAM axé sur les interactions entre sciences et musique. « Le lien entre recherche et création me semble crucial pour mon travail et je ne me verrais pas considérer la musique sans en avoir une pratique forte, j’ai ainsi naturellement décidé d’intégrer la pratique artistique à mon travail de thèse. »

L’interdisciplinarité, une richesse offerte par les sciences cognitives

Les sciences cognitives se révèlent être la discipline scientifique parfaite permettant de réunir leurs intérêts scientifiques et artistiques. C’est au Laboratoire des Systèmes Perceptifs (LSP) du DEC qu’ils décident d’effectuer leurs doctorats.

Sophie travaille sous la direction de Peter Neri au sein de l’équipe Vision du laboratoire. Elle a pris conscience de son intérêt grandissant pour la perception visuelle durant son passage au Cogmaster, à l’occasion de son stage de M2. « J’avais suivi les cours de Peter, et j’ai découvert qu’un de ses doctorants au LSP, Pierre Lelièvre, réalisait un doctorat (dans le cadre du programme SACRE), intriquant l’art et l’intelligence artificielle sur un thème ayant de nombreux points communs avec mes propres intérêts. » Elle contacte alors Peter Neri et lui propose de postuler ensemble à la Chaire Beauté(s), ce qu’il accepte. « Nous allions pouvoir réaliser un projet à la frontière entre perception de l’art, des motifs, des couleurs, évolution culturelle, et utiliser des outils d’IA. L’équation parfaite pour moi ! ». 

Après un travail théorique sur les grammaires musicales au travers de plusieurs points de vue (modélisations formelles et statistiques à l’aide d’intelligence artificielle), «il me paraissait important de comprendre la réalité cognitive de ces grammaires et comment elles pouvaient être mobilisées par le cerveau pour nous permettre de percevoir, comprendre et ressentir la musique » raconte Guilhem. C’est ce qui l’a amené, avec l’aide de Daniel Pressnitzer directeur de l’équipe Audition du LSP et d’Yves Boubenec maître de conférence au LSP, à rencontrer son directeur de thèse, Shihab Shamma ainsi que Giovanni Di Liberto, tous deux intéressés par ces questions.

Au LSP, Sophie et Guilhem bénéficient d’un cadre professionnel exceptionnel lié à la diversité et la richesse des profils des membres qui le composent et aux nombreuses interactions entre les membres des équipes Vision et Audition qui partagent les mêmes locaux. Lorsqu’ils se rencontrent, ils réalisent qu’ils travaillent sur des sujets très proches. Les travaux de Guilhem portent sur les grammaires musicales, tandis que Sophie s’interroge sur ce que pourrait être une structure grammaticale dans l'image. S’en suivent de nombreux échanges à travers lesquels Guilhem apporte notamment à Sophie son aide en mathématiques et en informatique.


Perception esthétique et beauté musicale

Les travaux de Sophie et Guilhem sont très complémentaires. Ils tendent à comprendre l’origine cognitive de la beauté/perception esthétique et de son universalité avec une approche en sciences de la vision pour l’un, et une approche en sciences de l’audition pour l’autre.

A travers le projet scientifique qu’elle développe au sein de la chaire Beauté(s), Sophie tente de comprendre quels sont les circuits cérébraux impliqués dans la perception esthétique à tous les étages de la cognition animale, humaine, voire même artificielle. « Avec Peter Neri, nous avons décidé de commencer à étudier la perception esthétique sous un angle évolutif, sur des animaux qui possèdent un nombre relativement restreint de neurones, et qui présentent des motifs et des couleurs assez simples permettant d’explorer les mécanismes de la vision des ‘universaux esthétiques’ ». C’est la seiche commune, Sepia officinalis, qu’elle choisit pour commencer ses recherches. « La seiche est un céphalopode dont l’intelligence est comparable à celle des mammifères. Elle possède des capacités d’apprentissage, de mémorisation, mais encore plus époustouflant : elle fait du camouflage. Elle reproduit sur sa peau en contractant ou étirant ses cellules pigmentaires qui sont sous contrôle neuronal, les couleurs et les motifs qu’elle perçoit dans son environnement. » De ce fait la seiche est un animal modèle très intéressant pour les études en perception visuelle et en neurosciences car elle donne accès directement sur sa peau à l’encodage de l’information visuelle qu’il y a dans son lobe optique. « A ce stade, ajoute-t-elle, nous présentons à la seiche une illusion visuelle de luminosité. Si la seiche la perçoit, la preuve devrait être directement observable en mesurant le contraste et les motifs reproduits sur sa peau. » Sophie a un deuxième projet en cours sur la perception humaine des motifs et couleurs des poissons guppys. « Grace à des outils de traitement d’image et des algorithmes de vision artificielle (reconnaissance de forme) j’essaie de décorréler les différents motifs et les couleurs ou de modifier leur paramètres (par exemple contraste, contours) pour ensuite réaliser une expérience de jugement perceptif esthétique sur des humains. » Si les données sont encourageantes, elle espère réaliser une expérience à plus grande échelle, en enregistrant le signal EEG des participants.

Le sujet de thèse de Guilhem porte sur l'étude des propriétés musicales qui déterminent la sensation de beau chez l'auditeur lors de l'écoute d'une pièce de musique. Il explique que si la question du beau en musique n’a quasiment jamais été posée par les sciences de la perception, quelques études ont néanmoins traité de la perception de la beauté des visages et ont révélé que la notion de beauté serait liée à un écart à une norme (le visage moyen de tous les visages que notre cerveau aurait rencontrés). Il ajoute que cette idée d’écart à une norme est précisément la façon dont on conçoit les grammaires musicales. « En effet, en musique comme dans les langues, le discours est organisé par des structures grammaticales (comme l’enchainement sujet/verbe/complément en français, ou les cadences sous-dominante/dominante/tonique en musique occidentale). Ces structures varient fortement d’une région à une autre et à travers le temps. Et si l’on fige la langue à un instant donné certaines formulations sont plus idiomatiques que d’autres. Le caractère plus ou moins inattendu d’une formulation peut être estimé à partir de modèles statistiques qui permettent alors d’évaluer la rupture d’attente grammaticale de chaque note (la même chose peut être faite pour des mots dans une phrase). Ce qui est intéressant, poursuit-il, c’est qu’il semblerait que le cerveau calculerait directement ces ruptures d’attente grammaticale lors de l’écoute musicale. Plus étonnamment, cette notion de rupture d’attente serait aussi liée au système de récompense dopaminergique et à l’origine du sentiment de plaisir musical. » Au vue des études précédentes sur la perception de la beauté des visages, il semblerait que la notion de rupture d’attente grammaticale pourrait alors être au cœur de notre perception de la beauté musicale. « Néanmoins, de la même façon que tous les individus n’ont pas vu les mêmes visages au cours de leur vie, tous les auditeurs n’ont pas écouté les mêmes musiques. De ce fait, l’idée de norme grammaticale doit forcément être éminemment subjective et fortement variable entre individus issus de cultures différentes. » Comment ces mécanismes d’attente musicale sont-ils construits ? A quel point sont-ils variables entre individus ? Quels paramètres sociologiques déterminent ces variations ? Guilhem travaille à la mise en place d’un outil permettant d’accéder aux signaux de rupture d’attente directement depuis des enregistrements cérébraux et de les relier à la sensation de beauté ressentie par les auditeurs. « Cette méthodologie permet aussi d’outrepasser la subjectivité culturelle inhérente à la musique et pourrait ainsi faire entrevoir des mécanismes cognitifs potentiellement universels à l’origine du sentiment de beauté musicale ». 

La Chaire de Beauté(s) PSL, un écosystème scientifique dédié à une réflexion interdisciplinaire

La Chaire de recherche Beauté(s) a été fondée en 2019 par PSL, avec le mécénat de L’Oréal, dans le but de créer un écosystème scientifique dédié à une réflexion interdisciplinaire sur la notion de beauté.

Les deux lauréats s’accordent à dire qu’elle offre bien plus bien plus qu’un financement pour leurs travaux de recherche. « C’est aussi un terreau fertile de pensées et d’échanges par le biais de conférences et séminaires faisant communiquer entre autres, artistes, sociologues, anthropologues, historiens, philosophes et neuroscientifiques sur la question de la beauté » affirme Guilhem. « Ce lieu se pose comme idéal pour le développement de ma thèse et permettra d’y intégrer des éléments qui vont au-delà de la musique et des sciences de la cognition » ajoute-t-il. L’un et l’autre apprécient en effet de pouvoir sortir de leur discipline et de confronter leurs travaux à d’autres regards. “L’interaction avec des littéraires que j’avais connue en musicologie me manquait. Je la retrouve ici avec beaucoup de plaisir ” dit-il avec enthousiasme.
Sophie y voit aussi «un lieu où l’on est à la fois très libre intellectuellement mais où il existe une synergie d’échanges bienveillants et constructifs. » Elle a pu, par exemple, bénéficier des précieux conseils de Justin Jaricot, coordinateur scientifique de la chaire également metteur en scène et acteur de théâtre, pour préparer la présentation de sa thèse en trois minutes lors de la Conférence Inaugurale au Collège de France. Elle s’est également beaucoup nourrie de ses échanges avec Rémi Mermet, post-doctorant en philosophie à l’UMR Pays Germaniques de l’ENS. « L’arrivée de Guilhem va venir enrichir et consolider notre équipe, notamment grâce à son background scientifique très solide en mathématiques et en informatique ». Sophie, Guilhem et Rémi ont des projets en commun initiés par la chaire : l’organisation d’un séminaire de recherche, la création d’une école d’été et la publication d’un ouvrage collectif. 

Cet été, Sophie a publié un « working paper » sur les premiers résultats obtenus avec une seiche Sepia Officinalis sur la perception de l’Illusion d’optique de Cornsweet. A la frontière entre article de vulgarisation et « preregistration » (pratique consistant à enregistrer une étude scientifique avant qu'elle ne soit menée), le « working paper » permet de présenter au grand public le cadre théorique de travaux de recherche ainsi que les recherches en cours. Le but est de pouvoir donner à voir l’évolution de la recherche mais aussi susciter des questionnements, des débats.

Et après ?

La recherche est une véritable vocation pour Sophie et Guilhem qui souhaitent effectuer un postdoctorat, en sciences de la vision pour l’une et perception de la musique pour l’autre. La transmission des savoirs et la vulgarisation scientifique, à travers l’écriture, la vidéo et l’enseignement leur tiennent aussi beaucoup à cœur.

Sophie et Guilhem participent du 7 au 12 octobre 2020 à la Semaine de la Science. Retrouvez leurs vidéos sur la chaine youtube ENS-PSL/Fête de la Science et l'intégralité du programme sur le site de l'ENS.

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